Nouvelles formes d’organisation du travail : comment repenser l’espace et le collectif ?

« Le travail hybride a accentué le délitement des collectifs en renforçant l’individualisation de la gestion du travail. »

Marine Chabot

Associée

Laurent Taskin

Professeur, chercheur et titulaire

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Bureaux partagés, flexibilité revendiquée, télétravail contesté… Les modes de collaboration évoluent et redéfinissent en profondeur l’organisation du travail. Si cette transformation offre aux collaborateurs une autonomie indéniable dans la gestion de leur temps et de leur environnement, elle accélère aussi l’individualisation des pratiques. Comment, dès lors, préserver la richesse des échanges et le sentiment d’appartenance dans un monde où chacun semble pouvoir façonner son propre cadre de travail ?

Dans cette interview croisée, Laurent Taskin, professeur à la Louvain School of Management de l’UCLouvain, chercheur au LouRIM, professeur affilié à Paris Dauphine PSL et titulaire de la Chaire Management Humain et Société, et Marine Chabot, associée chez ConvictionsRH, spécialiste des modes de travail et de l’aménagement des espaces, confrontent leurs analyses. Décryptage des stratégies à adopter pour redonner du sens aux collectifs, ajuster le modèle managérial et faire du travail hybride un levier de performance et d’engagement durable.

Le COVID a redistribué les cartes, comment les modes de travail ont-ils évolué depuis ? Quelles sont les principales tendances que vous observez aujourd’hui ?

Laurent Taskin : Depuis la crise sanitaire, la généralisation du télétravail a nettement transformé les habitudes professionnelles, la dynamique des collectifs et la manière de vivre la communauté de travail. Ces mutations interrogent directement le rôle et la place des espaces de travail, qui, en tant que lieux de rassemblement, doivent évoluer pour s’adapter à cette nouvelle réalité.

Autrefois perçu comme une exception, propice à la concentration sur certaines tâches, le télétravail était strictement encadré par des accords définissant qui pouvait en bénéficier et à quelle fréquence.

Aujourd’hui, la question n’est plus tant de le réguler que de structurer et de valoriser la présence au bureau. Il importe de (re)donner du sens à ces moments partagés. Car si venir au bureau signifie passer la journée en visioconférences, chacun isolé dans son espace, l’intérêt est faible.

Cette évolution remet en lumière l’importance du collectif et des interactions en présentiel. Elle pose aussi une question : comment aménager des espaces qui stimulent l’échange, la créativité et l’engagement ? Un défi stratégique pour les entreprises qui souhaitent tirer pleinement parti de l’hybridation du travail.

Marine Chabot : Je vous rejoins. Si le passage au télétravail s’est fait relativement naturellement, l’hybridation, elle, ne se décrète pas. Elle repose sur une organisation structurée, en phase avec les politiques RH, les processus métiers, ainsi que les valeurs et la culture d’entreprise.

Prenons l’exemple des start-up créées avant le Covid qui avaient bâti leur modèle sur le présentiel, avec des fondateurs travaillant côte à côte. Pour ces structures, la bascule vers un modèle hybride s’est révélée complexe, car elle remettait en question des habitudes profondément ancrées.

Les grandes entreprises, quant à elles, font face à d’autres défis. Certaines ont adopté le full remote pour attirer des talents, notamment dans la tech, et cela a parfois porté ses fruits. D’autres, au contraire, font aujourd’hui marche arrière et imposent un retour massif au bureau.

Deux tendances opposées se dessinent. D’un côté, celles qui misent sur une flexibilité maximale, de l’autre, celles qui réinstaurent des modèles plus rigides. Mais faut-il vraiment suivre la tendance du retour au bureau ? Il n’y a pas de réponse unique. Chaque entreprise doit trouver son propre équilibre, en fonction de sa culture, de ses métiers et des attentes de ses collaborateurs.

En quoi ces nouveaux modes de travail ont-ils transformé le lien entre les collaborateurs et leur entreprise ?

Laurent Taskin : Le travail hybride a clairement accentué le délitement des collectifs en renforçant l’individualisation de la gestion du travail. Il s’inscrit dans un mouvement d’individualisation de la relation de travail et de la gestion des ressources humaines, à l’instar des plans cafétéria en matière de rémunération, de trajets professionnels individualisés, d’accompagnement personnalisé, d’objectifs individuels de travail… Autant de signes que le collectif s’efface au profit de parcours plus autonomes.

Mais les entreprises en perçoivent aujourd’hui les limites. Dans les métiers où les compétences transversales sont essentielles comme la créativité, l’innovation ou la résolution de problèmes complexes, l’absence de rencontres physiques fragilise la collaboration et peut ralentir la prise de décision.

Conscientes de ces défis, de nombreuses organisations cherchent à recréer du lien dès l’intégration des nouveaux collaborateurs. Il est ainsi courant de prolonger la période en présentiel au démarrage, d’encourager les rencontres et d’organiser des événements internes pour compenser la distance imposée par l’hybride.

Assiste-t-on à une remise en question du contrat social lui-même, ou à une refonte de ses modalités ?

Marine Chabot : La relation entre un individu et son employeur peut prendre différentes formes. Elle peut être purement contractuelle avec une mission définie, un cahier des charges à respecter, une production de valeur en échange d’une rémunération, sans autre engagement mutuel.

Mais elle peut aussi s’inscrire dans un contrat social plus large, fondé sur des engagements réciproques qui dépassent la seule dimension économique. L’employeur influence directement l’expérience de travail en construisant une culture et un cadre qui guident la manière dont les collaborateurs se projettent dans l’entreprise.

Le travail hybride a bouleversé cet équilibre. Autrefois, certaines failles, qu’il s’agisse d’un manque de communication, d’un déficit d’accompagnement ou d’un cloisonnement des connaissances, pouvaient passer inaperçues. Aujourd’hui, avec le travail à distance, ces failles sont devenues flagrantes et nécessitent une réponse rapide de la part des professionnels des RH et des managers.

 

Laurent Taskin : Je partage cette analyse. Dans mon dernier ouvrage, Le Télétravail, un mode de vie, j’explique que nous avons franchi un cap. À ses débuts, le télétravail était perçu comme une pratique de flexibilité, un compromis gagnant-gagnant entre employeur et salarié visant à améliorer la productivité et à réduire l’absentéisme.

Aujourd’hui, les organisations ne contrôlent plus totalement la régulation du temps et des modalités de travail. Les collaborateurs ne cherchent plus seulement à concilier vie pro et vie perso, ils revendiquent une plus grande autonomie dans la gestion de leur temps et de leur lieu de travail. Cette évolution redéfinit les contours du contrat social, désormais davantage axé sur l’individu que sur l’organisation. Le télétravail est devenu un “mode de vie”, une manière de s’arranger avec les rythmes, le temps et les activités des différentes sphères de la vie.

Cela signifie-t-il que l’entreprise doit maintenant personnaliser son approche pour chaque collaborateur ?

Laurent Taskin : Aujourd’hui, beaucoup constatent un affaiblissement du collectif, avec un impact direct sur l’engagement, le partage des connaissances et la collaboration. Si certaines interactions sont devenues plus fluides, d’autres aspects du travail en équipe ont perdu en efficacité.

Avons-nous poussé l’individualisation trop loin ? Peut-être. Pour autant, je ne pense pas qu’il faille opposer flexibilité et collectif ni revenir en arrière de manière binaire. Il s’agit plutôt de trouver un juste équilibre entre les deux. Le télétravail illustre bien ce paradoxe : il offre aux salariés davantage d’autonomie, mais nécessite également un encadrement structuré.

Faut-il repenser l’aménagement des espaces et comment accompagner les collaborateurs face aux bouleversements qu’ils engendrent ?

Marine Chabot : Oui, et c’est là que le rôle du manager est déterminant. Il doit structurer ces temps collectifs pour leur donner une vraie valeur ajoutée. C’est aussi l’occasion de repenser la manière de travailler ensemble. Pourquoi télétravailler et pourquoi venir au bureau ? Rien n’est plus frustrant que de passer une heure dans les transports pour se retrouver face à un bureau vide. D’où l’importance d’une organisation claire du travail hybride, portée par le manager.

Mais cette organisation ne se met pas en place spontanément. Chez ConvictionsRH, par exemple, nous aidons les entreprises à structurer de bonnes pratiques et accompagnons les managers dans l’animation du travail hybride, en prenant en compte les spécificités des métiers, les déplacements et les besoins des équipes. L’objectif est de créer des rituels et des temps forts pour recréer du lien entre les collaborateurs et redonner du sens à la présence au bureau.

 

Laurent Taskin : Absolument. Passer d’un bureau attitré à un espace flexible peut perturber les repères et susciter des résistances. Nos études récentes montrent d’ailleurs des phénomènes de territorialisation. Certains arrivent très tôt pour s’installer toujours au même endroit, d’autres laissent des objets personnels pour « réserver » un bureau. Parfois, des stratégies plus extrêmes apparaissent, comme abandonner volontairement des affaires ou même laisser des miettes de pain pour dissuader les autres de s’installer…

Derrière ces comportements se cache souvent un sentiment d’exclusion et d’invisibilisation. Certains collaborateurs disent avoir l’impression de ne plus être les bienvenus au bureau, faute d’un espace qu’ils peuvent s’approprier lorsqu’ils reviennent en présentiel. Cette perte de repères peut impacter leur engagement et leur motivation.

Bien sûr, la perception varie selon les parcours individuels. Ceux qui découvrent ce type d’environnement s’y adaptent généralement plus facilement. En revanche, pour ceux qui ont passé 20 ou 30 ans avec un bureau attitré, parfois même dans un bureau fermé, la transition peut être vécue comme une perte de statut et un manque de reconnaissance.

Comment préserver un véritable sentiment d'appartenance au sein de l'entreprise, dans un contexte de mutation permanente ? Les managers de proximité sont-ils la pierre angulaire pour y parvenir ?

Laurent Taskin : Plus le travail à distance s’installe durablement, plus le management de proximité joue un rôle prépondérant pour préserver le lien social. Mais l’adaptation ne repose pas uniquement sur lui : apprendre, réapprendre, et parfois même désapprendre, c’est aussi la responsabilité des salariés. 

Outre la formation des managers, c’est l’ensemble de l’organisation du travail qui doit être repensée. Les enjeux de collaboration et d’engagement ne se résoudront pas simplement en formant les managers. Une bonne pratique consiste à questionner et à adapter les pratiques organisationnelles dans leur globalité pour créer un cadre réellement propice à l’épanouissement collectif.

 

Marine Chabot : Oui, et j’ajouterais que l’exemplarité de la direction est un prérequis. La réussite de cette transformation repose sur l’implication directe des directeurs, qui doivent incarner la nouvelle organisation et en être les premiers relais. En adoptant eux-mêmes ces changements, ils empêchent les réfractaires de trouver du soutien auprès des managers, ce qui pourrait générer des résistances au changement.

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@Marine Chabot : vous accompagnez vos clients sur ces thématiques. Pourriez-vous partager des exemples d'actions concrètes qui ont porté leurs fruits chez vos clients ?

Marine Chabot : Je pense notamment à une entreprise du secteur du retail, spécialisée dans la bijouterie. Chez ConvictionsRH, nous l’avions accompagnée il y a deux ans pour repenser l’organisation de ses espaces. Dès le départ, le directeur général a impliqué le comité de direction en les réunissant pour co-construire le projet. Il a ensuite pris une décision forte en demandant à l’ensemble des membres du Codir de s’engager pleinement dans la transformation en modifiant, eux aussi, leurs habitudes.

À l’époque, cette approche restait peu répandue. Les dirigeants ont renoncé à leurs bureaux individuels. Bien que des espaces dédiés au Codir aient été aménagés, avec un taux de présence limité, ils ont choisi de fonctionner avec cinq bureaux pour huit personnes.

Ce choix a désamorcé les résistances. Les salariés ont vu leurs dirigeants partager leurs efforts de changement et accepter, eux aussi, d’aller vers des espaces de travail plus flexibles et plus adaptés à leurs nouveaux modes de travail. De plus, ces espaces restaient accessibles à tous lorsqu’ils étaient inoccupés.

La co-construction s’est révélée être une approche efficace pour impliquer les collaborateurs dès la conception des espaces et du modèle hybride. Cette méthode garantit que le projet répond aux besoins réels et fait émerger des ambassadeurs naturels du projet qui favorisent son appropriation.

Quels sont, selon vous, les grands défis qui attendent les DRH sur ces sujets de transformation des modes de travail et de réaménagement des espaces ?

Marine Chabot : Globalement, les organisations ont gagné en maturité sur le télétravail, mais le travail hybride reste encore un défi. Pour certaines sociétés, un télétravail étendu fonctionne bien, tandis que pour d’autres, même un cadre limité soulève des difficultés. Pourtant, les impacts RH restent sous-évalués : les processus de recrutement sont-ils adaptés à l’hybride ? Les formations suivent-elles le rythme ? Et qu’en est-il du partage des connaissances, encore trop souvent négligé ?

Nous collaborons également avec un neuropsychologue pour mieux intégrer les besoins individuels dans une approche collective. Une équipe et son manager d’aujourd’hui ne seront pas forcément les mêmes dans deux ans, alors qu’un espace de travail, lui, est conçu pour durer. L’enjeu est donc de parvenir à créer des environnements de travail à la fois évolutifs et pérennes.


Laurent Taskin : Le principal défi des DRH est de préserver une communauté de travail vivante et engagée. Cela passe par une refonte des pratiques managériales, des politiques organisationnelles et des espaces, afin de les adapter aux nouvelles attentes des collaborateurs… mais aussi de l’organisation. Plus que jamais, il s’agit de concilier flexibilité et collectif pour faire du travail hybride un levier de performance et d’engagement, à la fois organisationnel et individuel.

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